Ma formation initiale est celle d’éducatrice spécialisée. J’ai longtemps, et avec beaucoup de joie, travaillé dans l’accompagnement des personnes ayant un handicap intellectuel et psychique, d’abord dans un contexte médico-social en Autriche, ensuite dans des communautés de l’Arche au Royaume Uni et en France, et ces 17 dernières années dans la formation continue. Je me suis intéressée à la résolution non-violente des conflits dans une dimension médico-sociale mais aussi sociétale. J’ai donc ajouté à mon bagage une formation d’intervention civile de paix et de diaconie de paix, et une formation comme logothérapeute (la thérapie par le sens) pour mieux accompagner les personnes ayant vécu des traumatismes, que ce soit dans la rue à Paris, en raison de l’exclusion due au handicap, ou des personnes traumatisées par des conflits armés en Afrique subsaharienne. Pendant 17 ans, et avant de prendre ma retraite, j’ai régulièrement travaillé avec les équipes des Captifs.
Dans le cadre de votre travail de formatrice vous avez rencontré certains « Captifs » de l’association. Qu’en retenez-vous ?
Mon premier contact avec l’association a eu lieu 2 ans après la mort soudaine du Patrick Giros. J’ai alors rencontré une association traversant une zone de turbulence qui aurait pu être fatale, car elle n’était pas du tout préparée à vivre la période qui a suivi le décès du fondateur. Petit à petit, cette association a su ajouter à des fondements solides au niveau spirituel un sens des pratiques et un savoir-faire qui ont permis de forger une identité et d’aller de l’avant. Je retiens surtout l’aspect de la simple présence, la rencontre « les mains nues », et le courage d’afficher l’identité catholique. J’ai grandi et vécu proche des pays derrière le rideau de fer. La rencontre avec mes pairs de l’autre côté du rideau m’a toujours fait penser que la pire des pauvretés était la privation de Dieu et de la dignité qui découle du fait que nous sommes à son image. Quant à la présence, elle dit quelque chose de notre commune humanité, de notre commune dignité. Elle est ce geste non-violent par excellence par lequel l’autre – et surtout la personne violentée – peut venir à l’existence, le geste qui crée cet autre en nous que nous espérons tous tant. Sans cette présence à la fois existentielle et spirituelle, tout corpus de pratiques ne serait « du cuivre qui résonne ».
Dans l’accompagnement des personnes ayant connu un ou plusieurs traumatismes dans leur vie, faire mémoire du trauma est-il une bonne ou une mauvaise idée ? Pourquoi ?
De toute façon, le trauma, conscient ou enfoui, est là et agit. Si la personne est consciente, tant qu’à faire, il vaut mieux mettre des mots qui soignent les maux. Dans l’écoute des personnes traumatisées, je pense souvent aux paroles du Concile Vatican II : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. … La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire. ». Ces paroles se traduisent par le geste qu’est la présence et le geste devient à son tour parole et message : tu as encore ta place dans la famille humaine, tu es unique. Encore faut-il vouloir écouter en quoi elle est unique, au risque d’entendre l’insupportable, au risque de partager des moments où nous nous sentons dans l’impuissance de faire, tout en étant convoqués dans notre capacité d’être.
Alors comment faire ?
Mettre les recettes (bonnes pratiques etc.) à leur juste place : elles sont des aides, souvent indispensables, mais elles ne sont que cela. Pour le reste, si nous voulons révéler l’humain en chacun, au sens noble et plénier, devenons humain, au sens noble et plénier. Au début de ma vie professionnelle, j’ai eu entre les mains un livre d’un grand pédagogue suisse, Paul Moor, intitulé : Mûrir, croire, oser. A vrai dire, je n’ai lu que le titre de ce livre. N’empêche que ces trois verbes m’accompagnent depuis 45 ans. Il y a des mémoires qui s’écrivent en vivant, et personne ne le fera à notre place.