Lettre lue par Hélène – éducatrice aux Captifs – à Youri, un ancien de la rue, accompagné par les Captifs, lors de ses obsèques le 21 octobre 2021. Youri avait reçu le baptême en 2019 et il avait choisi Hélène, travailleuse sociale à Valgiros où il résidait, comme marraine.
Cher Youri,
Quand Véronique* m’a téléphoné il y a quelques semaines pour me dire que ça allait mal, je me suis dit Youri c’est un guerrier, ce n’est peut-être qu’un mauvais moment à passer. Puis, quand je t’ai eu au téléphone, ta voix était faible, fatiguée. Déjà lointaine. Tu m’as dit : ce n’est pas grave de mourir, je vais ressusciter. Alors mon sang n’a fait qu’un tour et j’ai compris que c’était sans doute ton dernier combat.
Quand je suis arrivée à Valgiros, tu y étais déjà depuis au moins un an, grâce aux bons soins de M et Madame Lebreton et de Pierre Jamet, à l’époque directeur. Tu avais 45 ans je crois. Je me souviens d’un homme brun avec de grands yeux bleus, le regard un peu perdu, qui prenait des cuites apocalyptiques, provocateur mais drôle, qui fumait des JPS et avait une collection de cartes postales qui en disait long sur l’attachement que tu inspirais. Tu étais une vraie anguille lors de nos entretiens et tu bottais souvent en touche face à mes questions. Alors j’apprenais à composer et à négocier… Eh oui, toi et moi ça a commencé comme ça. Une rencontre ordinaire, au travail, qui devient une amitié si spéciale. Puis tu as pris ta place à Valgiros. Tu es allé aux séjours, aux repas, aux entretiens, aux réunions. Tu vivais ta vie. Et une vie pleine d’instants de bonheur. Il y en a eu tellement que chacun, ici, je pense, a une anecdote sur toi qu’il pourrait raconter. Que ce soit sur ton humour, ta capacité à bouleverser tout autant qu’à agacer, tes DVD, Maître Gims, la pêche et que sais-je encore… Pour ma part je ne sais pas pourquoi mais je t’entends encore me dire, d’un air taquin lors de mon tour des étages le lundi matin, que l’équipe sociale ne fiche rien et qu’on devrait être au boulot à 8h et pas à 10h… Sauf qu’à 10 heures, tu m’attendais toujours. Et que j’aimerais bien que tu sois encore là pour me reprocher ça.
Puis vint cette première annonce de ton cancer pour lequel tu te fis opérer. Tu vécus une courte rémission avant de rechuter, ayant des métastases. Commencèrent alors les chimios avec ses effets secondaires, une fatigue terrible, des troubles alimentaires, un nouveau rapport aux autres et à la vie, à ta famille dont tu commencé à me parler souvent et à laquelle je pense particulièrement aujourd’hui. À la Foi en Dieu. Tu traversais des périodes d’abîmes, de souffrances du corps et de l’âme que tu affrontais courageusement, comme tu pouvais. Et parfois, quand vouloir ne te suffisait plus à tenir, sans plus pouvoir. Et ce n’est pas grave ne plus pouvoir.
Le basculement se fit aussi lors de ton séjour à Fratello, avec le pape, à Rome. Tu t’y inscris et tu reçus le sacrement des malades avec le Cardinal Barbarin. À ton retour à Paris, tu commenças à me parler de ton désir d’être baptisé et que je sois ta marraine. Encore une fois je ne savais pas trop où j’allais, mais j’y allais avec toi et à la grâce de Dieu. Puis vint le jour de ton baptême que je n’oublierai jamais.
Youri c’est l’histoire d’un trésor caché, enfoui. La beauté d’une âme qui demande d’aller voir au-delà des apparences pour créer une amitié et se laisser faire sans comprendre, pour lui donner une chance d’exister. Et pour trouver un trésor, il faut creuser, longtemps. Il faut choisir les bons outils. Il faut enlever les mauvaises herbes, puis les pierres et la terre. Mettre de l’eau pour qu’il soit plus meuble. Creuser encore. Parfois on creuse tellement qu’on a mal aux mains, on saigne, on pleure parce qu’on trouve des choses qui nous plaisent moins, des bêtes qui nous piquent et nous mordent. Alors on se demande où est le trésor qu’on avait cru voir. Il faut alors retrousser ses manches, être patient, veiller sur deux cœurs en même temps, le sien et l’autre. Il faut trouver des lumières pour s’éclairer quand on ne voit plus comment avancer et se reposer pour ne pas faiblir. Ne rien lâcher. Et un jour, quand on ne s’y attend pas, on trouve le trésor. Ou c’est lui qui vous trouve et vous choisit pour vous emmener là où vous ne savez pas.
Youri, ton départ me cause un chagrin immense tout autant qu’il m’apaise puisque tu es délivré de tes maux. Et j’ai une pensée reconnaissante pour tout ceux qui ont adoucit tes derniers instants. Pour les absents qui, d’une manière ou d’une autre, forment avec nous une assemblée qui te rend un dernier hommage.
Et puis je voulais te dire merci. Pour ta confiance, ton courage et la joie que tu nous as procurés ! Merci de m’avoir montré que l’amitié est sacrée. Qu’elle est une rencontre merveilleuse, avec ses hauts et ses bas et un risque à prendre qui en vaut la peine. Que les plus belle d’entre elles sont celles qui nous élèvent et nous libèrent. Celles enfin qui nous rendent vulnérables jusqu’à en pleurer un jour, quand l’ami s’en va. Et on sait qu’il ne reviendra pas. La mort est une séparation qui nous laisse sans mot pour exprimer notre chagrin. Alors ces mots qui restent en nous, s’en vont hurler au fond de nos âmes et deviennent des prières.
Jésus aussi est mort. Il a fait le premier pas vers l’homme et lui a donné sa vie pour que son amitié soit avec lui possible, pour que l’homme puisse toujours Le rencontrer, même au crépuscule de sa vie. Toi, tu as choisi ce risque de la rencontre avec ce qu’elle implique. Et la plus belle rencontre, celle avec Dieu, tu viens de le faire.
Alors sois en paix, avec Mimo et Maurice qui t’ont précédé et que tu as rejoints. Et puisque tu es vivant et tout près de Dieu, demande-lui pour nous qu’Il nous dise lui-même ce qu’Il veut que nous soyons pour Lui et pour nos frères.
*Véronique est la directrice de la Maison Valgiros, colocation solidaire, dans laquelle Youri a vécu ses derniers jours.