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Bernardins 2025 – « Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous » : réalisme ou scandale ?

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Évènements Témoin accueilli
01 - 12 - 2025
Table ronde aux bernardins - Aux captifs la libération

Le jeudi 20 novembre dernier, au Collège des Bernardins, la table ronde annuelle des Captifs a été l’occasion d’aborder le thème de la pauvreté en se posant cette question : « Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous » : réalisme ou scandale ? 

Entre témoignage et expertises, les invités ont pu nous donner des clés de compréhension sur un véritable sujet de société, certes complexe mais dont chacun peut se saisir et agir à son échelle. 

Témoignage 

Sylvie est résidente à Valgiros, la colocation solidaire des Captifs où vivent des jeunes volontaires avec des personnes en grande précarité ayant vécu à la rue. Après quelques années en banlieue, seule, alternant entre la rue et divers hébergements, elle monte à Paris où elle rencontre Aux captifs, la libération via Le Filon, un accueil de jour pour les femmes isolées en situation de grande précarité. « Avec de pouvoir emménager à Valgiros, j’ai malmené le 115, croyez-moi… A une table de la coloc, j’ai rencontré Corentin, travailleur social, qui m’a beaucoup aidé », témoigne-t-elle. « Grâce aux Captifs, j’ai pu trouver un lit, un toit, à manger. J’ai pu avoir accès à la culture. On faut beaucoup de séjours de rupture, de visites de châteaux… » 

Au fil du temps, Sylvie a appris que l’argent n’était pas ce qu’elle voulait mettre en premier dans sa vie : « Car le plus important, c’est de s’aimer les uns les autres. C’est Jésus qui l’a dit. Lui, il m’a beaucoup aidé. Il me donne l’espoir de vivre. Il ne faut pas oublier que Satan existe, car il est bien là. Mais il y aussi des gens bien, même dans la rue, des gens qui donnent, qui partagent, des gens par qui Dieu peut passer. » Aujourd’hui, elle remercie Dieu d’avoir posé sa main sur elle, parce qu’elle est toujours vivante et que « le soleil brille encore ». 

Être pauvre de nos jours, c’est pour Sylvie plus difficile qu’avant. Avec l’alcool, la drogue, la rue devient dure. « J’ai vu des personnes mourir à la rue. C’est la misère, c’est pire qu’avant. Il y en a qui s’en sortent bien sûr, comme Azzedine, ou d’autres qui, grâce à Valgiros, ont pu retrouver leur famille. Mais j’espère réellement que ceux qui sont encore dehors réussiront à s’en sortir ! » 

Table ronde : des pauvres vous en aurez toujours 

Cette table ronde a été animée par Nathalie Birchem, journaliste chez La Croix. Elle a réuni autour du thème « Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous : réalisme ou scandale ? » quatre intervenants, Isabelle Doresse (vice-présidente ATD-Quart Monde France, conseillère CESE), Alain Regnier (ancien délégué interministériel à l’accueil et à l’intégration des réfugiés), Frédérique Poulet (théologienne, enseignante au Collège des Bernardins) et Louise de Carrère (directrice du pôle Précarité, Aux captifs, la libération). 

« Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous : réalisme ou scandale ? » Pour Frédérique Poulet, c’est une phrase qui choque et qu’il est nécessaire de remettre dans son contexte biblique (Jean 12, 8). Jésus Christ nous rappelle par là qu’il est important de servir Dieu avant de servir les autres, et notamment les plus pauvres. 

Des pauvres qui sont toujours plus nombreux (12 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté en France, soit 15,4 % de la population), soulève Isabelle Doresse. « La précarité », nous dit-elle, « c’est une situation d’insécurité vis-à-vis d’un droit. Ainsi, la grande précarité accumule ces insécurités, jusqu’à créer une situation de dépendance. » Une précarité qui est aujourd’hui mesurée par des statistiques, mais qui ne prennent pas assez en compte des réalités comme l’isolement, les peurs et souffrances de la personne ou encore le « sentiment de pauvreté ». Un sentiment qui peut se développer chez des personnes qui ne vivent pas forcément à la rue, mais qui sont écartées par une société qui prône la responsabilisation des individus. 

Pour Alain Regnier, cette responsabilisation de l’individu conduit à une absence d’empathie envers autrui (le fameux « tu te débrouilles »). « Aujourd’hui, la pauvreté a changé », affirme-t-il. « La place de l’étranger notamment, qui devient le principal bouc émissaire des problèmes nationaux. » L’État consacre de nos jours 5 milliards d’euros dans la mise à l’abri des personnes sans-papier. Une dépense immense, mais qui n’apporte aucune vraie solution selon Alain Regnier : « Je constate une tension au niveau des politiques publiques sur l’utilisation de l’argent public et de l’efficacité attendue par la population. » 

En attendant, sur le terrain, des équipes comme celles des Captifs vont à la rencontre de ces personnes, seules, qui n’attendent plus rien. Pour Louise de Carrère, « la relation est primordiale, et au centre de celle-ci la prestation sociale. C’est comme cela qu’on pourra les aider à reprendre conscience de leur vraie dignité. » La relation permet de mettre l’humain au centre, de respecter le rythme de chacun. « Naïma, accueillie à Valgiros (la colocation solidaire des Captifs), a passé 11 ans en rue avant d’émettre le souhait d’avoir un logement », lance Louise. « Le temps long et la fidélité, c’est la clé. » 

« Aujourd’hui », insiste Isabelle Doresse, « il est important de croiser les savoirs, de confronter la vision du monde des plus pauvres avec celle des travailleurs sociaux. » En partant de ce que vivent ceux qui sont dans le besoin, il est possible de les aider au mieux et de proposer des politiques publiques efficaces. « Je pense par exemple à une loi contre les exclusions gagnée grâce à ce travail de croisement des savoirs et des idées », termine-t-elle. Un point de vue partagé par Alain Regnier qui assure qu’utiliser les savoirs des « anciens de la rue » est primordial pour façonner la réponse du travail social à la précarité. 

Un travail essentiel, qui passe par la prise en compte de toutes les dimensions de la personne, affirme Louise de Carrère. Cela permet de regarder tous les besoins de celle-ci pour trouver LE levier qui l’aidera à avancer, à déclencher le déclic qui lui permettra de décider de s’en sortir. 

Dans cette rencontre avec la personne en situation de précarité, Frédérique Poulet insiste sur l’importance de ne pas s’accaparer la personne en question, d’éviter le « ce sont mes pauvres ». Elle rappelle : « Prenez la parabole du Bon Samaritain (Luc 10, 29). Il se présente comme un homme de passage dans la vie de celui a besoin, puis le confie à quelqu’un d’autre. » Il faut savoir passer le relai, ne pas se positionner comme sauveur pour laisser l’autre libre. 

Et puis, bien entendu, il s’agit de pas oublier que tout commence par un sourire, un regard, par passer du temps avec la personne que l’on rencontre, conclu Louise de Carrère. 

Un regard, un sourire qui d’après Jean-Damien Le Liepvre, président d’Aux captifs, la libération, peut changer la vie d’une personne. Comme lui témoignait une personne accueillie partie en pèlerinage à Rome pour le Jubilé des Pauvres 2025, « C’est la première fois que je partais aussi loin, au début j’ai fait la tête. Mais finalement je veux dire merci pour l’attention de chacun envers moi, cela m’a réconcilié avec mes frères et sœurs en humanité ! » Il est important de regarder les pauvres autour de nous, dans notre entourage, notre quartier, notre ville. C’est vers eux qu’il faut aller, en allant à leur rythme et en reconnaissant nos propres pauvretés, nos propres captivités pour rester humble face à la liberté d’autrui.